Le tribunal d’appel de Paris a déclaré « irrecevable » la requête visant à imputer la responsabilité à quatorze sociétés qui ont fourni cette substance dangereuse aux forces armées des États-Unis.
La Bataille de Tran To Nga contre l’Agent Orange : Une Lutte Acharnée pour la Justice
À 82 ans, Tran To Nga, une Franco-Vietnamienne, livre ce qu’elle appelle le « dernier combat de [sa] vie ». Impliquée dans une lutte juridique contre les géants de l’agrochimie, Tran To Nga réclame justice auprès des tribunaux français pour toutes les victimes de l’agent orange, un défoliant hautement toxique utilisé durant la guerre du Vietnam. Toutefois, ses tentatives pour faire reconnaître la responsabilité de 14 multinationales, dont Bayer-Monsanto, ont été jugées « irrecevables » par la cour d’appel de Paris le jeudi 22 août.
La perte d’un bébé après une exposition directe et indirecte
Entre 1961 et 1971, l’armée américaine a déversé sur le pays 80 millions de litres de produits chimiques aériens, touchant ainsi les forêts de l’ancienne Indochine française. Selon le rapport Stellman de 2003, l’agent orange constituait près de deux tiers de ces herbicides. Cette opération visait à éliminer la dense végétation servant de refuge aux combattants du Viet Cong.
Ignorant les dangers liés à l’agent orange, Tran To Nga a « vite oublié l’incident ». Tout comme des milliers de ses compatriotes, elle continuait à marcher dans les marécages, à boire l’eau et à consommer les légumes locaux contaminés. En 1968, elle donne naissance à une fille qui décède à 17 mois en raison d’une « malformation cardiaque congénitale ».
À l’époque, on lui dit qu’elle doit « avoir été une mauvaise mère dans ses vies antérieures pour mériter une telle punition ». Ce n’est que quarante ans plus tard qu’elle fait le lien avec l’agent orange. « En 2008, en visitant des victimes, j’ai rencontré des cas similaires au mien. J’ai alors réalisé que je pouvais aussi être une victime », raconte-t-elle.
« Cette blessure ne s’est jamais refermée. Je sais désormais que l’agent orange est le responsable de la mort de ma fille et de cette souffrance. »
Tran To Nga
Selon le rapport Stellman, entre 2,1 et 4,8 millions de personnes ont été exposées à l’agent orange, principalement des Vietnamiens, mais aussi des Cambodgiens et des Laotiens. Les scientifiques et divers organismes ont longtemps alerté sur la dangerosité de ce défoliant riche en dioxine. D’après l’Organisation mondiale de la santé en 2010, ce produit chimique peut provoquer des problèmes de reproduction, des dommages au système immunitaire, perturber le système endocrinien et entraîner des cancers.
« Les séquelles se transmettent de génération en génération »
Tran To Nga a trouvé une explication à ses problèmes de santé en 2011 après une analyse de sang révélant un « taux de dioxine élevé ». Elle a souffert de deux tuberculoses, d’un cancer et est atteinte d’un diabète de type 2. Ses deux filles, nées dans les années 1970, présentent elles aussi « des problèmes de santé », tels que le chloracné, une maladie typique de l’agent orange, recensée par le ministère des Anciens combattants des États-Unis. « Les séquelles se transmettent de génération en génération », dénonce-t-elle.
L’agent orange a également eu un impact dévastateur sur l’écosystème vietnamien. « À la fin de la guerre, un cinquième des forêts sud-vietnamiennes avait été chimiquement détruit, et plus d’un tiers des mangroves avait disparu », écrivait le journaliste scientifique Fred Pearce en 2000 dans Le Courrier de l’Unesco. Le terme « écocide » fut d’ailleurs employé pour la première fois en 1970 pour qualifier cette opération militaire américaine. Ce n’est qu’en 2012 que débuta la décontamination des terres contaminées par la dioxine dans le centre du Vietnam, après des décennies durant lesquelles de nombreuses personnes ont pu être exposées.
En 1984, 15 000 vétérans américains ont obtenu 180 millions de dollars (225 millions d’euros à l’époque) d’indemnités à partager suite à un accord à l’amiable avec les entreprises chimiques incriminées, dont Monsanto et Dow Chemical. Ces anciens combattants souffraient de cancers, de maladies du foie et de troubles nerveux après leur exposition à l’agent orange au Vietnam.
Le début du combat juridique en 2014
En revanche, les victimes vietnamiennes n’ont jamais été indemnisées. En 2005, leur association représentative a été déboutée par la justice américaine, puis par la Cour suprême en 2010, considérant que le défolliant utilisé était un herbicide et non une arme chimique.
Encouragée par le collectif Vietnam Dioxine, Tran To Nga entame une procédure judiciaire en 2014 contre les fabricants de l’agent orange. Francophone depuis son enfance, ancienne journaliste décorée de la Légion d’honneur et naturalisée française pour son rôle auprès de l’Association nationale des anciens prisonniers internés déportés d’Indochine (Anapi), Tran To Nga se lance dans ce combat acharné.
Déboutée en première instance
« Si je ne le faisais pas, personne ne pourrait le faire et le crime de l’agent orange serait à jamais enfoui dans les poussières de l’histoire », affirme Tran To Nga avec détermination. En 2021, le tribunal d’Evry rejette sa demande, au motif que les sociétés poursuivies « ont agi sur ordre et pour le compte de l’État américain », ce qui leur confère une « immunité de juridiction », les rendant intouchables par un tribunal étranger.
« Le processus de fabrication était sous le contrôle exclusif de ces sociétés. Elles pouvaient rendre le produit moins dangereux, mais elles ne l’ont pas fait pour des raisons commerciales. »
Bertrand Repolt, avocat de Tran To Nga
Jeudi, la Cour d’appel de Paris a de nouveau justifié son verdict en invoquant cette « immunité de juridiction ». « On ira devant la Cour de cassation », avaient averti les avocats de Tran To Nga avant la décision.
« Tran To Nga est extrêmement déterminée et pleine d’énergie. C’est une cause qu’elle défend depuis très longtemps », confie Bertrand Repolt. Tran To Nga ajoute : « Je porte l’espoir de toutes les victimes du Vietnam. Je n’ai pas le droit d’arrêter ou de me décourager. Je suis résolue à aller jusqu’au bout. »
En cas de décès avant la fin du procès, elle sait que la bataille continuera. « Elle nous appelle ‘sa jeune armée' », sourit Micheline Pham du collectif Vietnam Dioxine. « Son combat a sensibilisé les Vietnamiens à cette cause et ouvert la voie à d’autres procès similaires, comme celui du glyphosate. Nous soutenons toutes les victimes des pesticides. »
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